L'infirmière qui travaille en EHPAD

L'infirmière qui travaille en EHPAD

Lettre ouverte à ceux qui ont un proche en gérontologie

 

Et surtout, reVENEZ
 

 

Vous entrez dans un établissement pour rendre visite à un ami, une connaissance.
Et vous voyez des scènes qui vous heurtent, qui vous choquent ou qui vous blessent.

 

Vous sentez surtout une odeur. Une odeur d'hôpital, une odeur âcre.
Vous apercevez debout, assis, couchés sur des chariots, des hommes ou des femmes sans âge, immobiles, le regard perdu, le geste figé en attente d'un mouvement qui ne vient pas.
Vous reconnaissez des infirmières, des membres du personnel, blouses blanches, roses, bleues ou grises.
On vous a indiqué une chambre, ou un coin de salon, un couloir où se trouve votre parent, celui ou celle que vous venez voir.
Peut-être vous reconnaît-il ?
Et un échange va commencer un peu difficile, malhabile, chaotique.

 

Peut-être aussi ne vous reconnaît-il pas ? Vous, son fils, sa fille ? Et vous vous sentez perdu, blessé, amer, dérouté. Vous tentez des questions. Vous voulez donner des nouvelles. Demander comment cela se passe. Parler du passé, du présent, ou même du futur. Vous cherchez un point d'ancrage de rencontre, vous voulez apporter non seulement votre présence mais votre amour, en recevoir.

 

Vous avez remarqué, bien sûr, le dénuement de la chambre, l'austérité du mobilier.
La pauvreté ou la rareté aussi vous choque : la robe de chambre semble toujours trop large ou trop étroite. Vous remarquez qu'il manque deux boutons au pyjama, que le pull, la jupe sont tachés. Vous cherchez à accrocher à des repères connus. À retrouver des bribes de souvenirs, des petits morceaux de vie. À l'intérieur vous êtes désespéré. C'est ça la vieillesse ! C'est comme ça que cela se passe ? Quand vous partez, après un au-revoir opaque, trop fade, sur le vide apparent de la rencontre, vous n'allez pas manquer de poser des questions à un soignant, une surveillante.

 

Entre amertume et culpabilité

 

Vous cherchez surtout des explications, vous ressentez de l'amertume, de la violence, qui sait ? Une culpabilité diffuse, sournoise, qui vous pousse à agresser le personnel, à trouver que votre mère est bien seule, que votre père est vêtu comme un malade : vous n'osez pas dire clochard, lui qui autrefois était si beau, si attentif à sa mise.

 

Vous interrogez en accusant « Il paraît qu'il n'a pas mangé à midi ? Qu'est-ce que c'est ces médicaments ? Il a maigri depuis l'autre fois. Il paraît essoufflé. Il s'est plaint qu'on le force à se lever ou à rester couché. Elle a fait sur elle et personne n'a remarqué ! »

 

Vous demandez pourquoi la photo de ses enfants n'est plus sur la table de nuit.

 

Vous allez quitter l'établissement, parfois ulcéré, plein d'amertume ou de colère, parfois avec un sentiment que vous n'avez pas été compris (que le personnel décidément À l'air de s'en foutre).

 

Vous vous demandez si vous avez bien fait de prendre cette décision. Vous décidez aussitôt de ne pas le laisser là. De rechercher quelque chose d'autre, de mieux. Vous avez sans doute lu que les Maisons de Retraite, les Services de Soins de Longue Durée étaient des mouroirs.

 

Que les vieux, il y en a trop. Que les progrès de la médecine, c'est bien beau : cela prolonge la vie, mais à quel prix, dans quel état !

 

Et tout au fond c'est comme si vous aviez honte de vos parents. Toute une vie de travail, d'amour, de dévouement pour en arriver là !

 

Vous avez envie de bousculer le monde entier, le gouvernement surtout, qui pourrait investir dans ces locaux trop vétustes. Et le ministère de la Santé, qui pourrait engager plus de personnel. Et le directeur de l'établissement qui a l'air bien jeune... ou trop vieux.

 

Et pourtant vous n'avez pas tout vu...

 

Je veux dire rien vu de l'essentiel.

 

Rien vu de tout ce travail de fourmis, constitué de milliers de petits gestes, de centaines de petites attentions, de sourires, de paroles, offertes, proposées chaque jour : soir, matin, durant la nuit par la personne de garde. Dans la journée, par une aide soignante, un kinésithérapeute, une infirmière, une animatrice. Oui ! tous ces gestes de l'indicible, une main posée contre un dos, sur le bras. Un bisou léger près d'une joue toute proche d'une tempe. Un regard, un sourire, un clin d'oeil, une pensée émue... Une écharpe nouée, un mouchoir ramassé, une blouse boutonnée, un pantalon brossé, un mégot allumé.

 

Et tant de paroles offertes proposées, mots papillons, mots cadeaux. Petits cailloux blancs dans le silence de l'attente, dans le creux des heures vides. Au-delà de tous les soins journaliers : lever, coucher, température. Toilette, repas. Habillage, déplacements.

 

Au-delà des soins médicaux, infirmiers, pour la restauration du corps fatigué, de l'esprit défaillant, des dysfonctionnements.

 

Au-delà des soins de vie, pour égayer des journées qui ont tendance à se confondre, à s'immobiliser, à se perdre entre ombres et lumières.

 

Un mot, un regard, un sourire...

 

Oui, il y a les soins relationnels, ceux qui ne sont notés nulle part et qui ne font l'objet d'aucune prescription, d'aucune consigne. Les soins qui soignent la relation.

 

Les fêtes de la tendresse, de l'accueil, de la reconnaissance. Les attitudes d'acceptation inconditionnelle.

 

Il y a chez tout personnel d'un Service de Soins de Longue Durée, quel que soit son rôle ou sa fonction, au-delà du risque de la fatigue, de la routine, de la répétition mécanique, des soucis personnels, des tensions qui peuvent surgir entre membres d'une même équipe, il y a une incroyable "humanitude", un dévouement pudique, un respect profond pour les Résidents, pour les Vieux, pour ceux qu'ils appellent entre eux les mamies et les papis.

 

Personne ne peut comptabiliser, évaluer, apprécier ou jauger toutes les attentions gratuites, tous les gestes spontanés, toutes les paroles bienfaisantes qui sont données à votre père, à votre mère, votre parent, qui est placé ici.

 

Bien sûr tous ces gestes, toutes ces paroles, n'ont pas le même goût. Toutes ces attentions n'ont pas la même odeur que celles que "vous" vous auriez données. Pas la même intensité. Pas ma même profondeur, peut-être. Elles n'en n'ont pas moins de valeur. Elles n'en n'ont pas moins d'importance. Elles ne sont pas moins essentielles à la vie de votre parent.
Elles sont les vitamines du coeur, les fortifiants de l'âme, les antidotes du désespoir et de la détresse. Toutes ces attentions ne vous remplacent pas.

 

Et surtout, revenez...

 

Revenez, revenez pour votre parent, il a besoin de votre regard, de votre présence réelle ou symbolique. Symbolique veut dire qui a du sens. Si vous ne pouvez pas revenir, envoyez un mot, trois phrases, cinq lignes, une photo, un objet qui vous est commun. Une écharpe de vous avec votre parfum.

 

Même absent, votre présence restera proche, familière, essentielle pour votre mère, pour votre père.

 

Nous avons besoin de votre aide au plan relationnel surtout. Tout être humain a besoin de se sentir relié, reconnu, confirmé par des personnes significatives. Nous prenons en charge votre parent, nous l'accompagnons dans sa fin de vie, mais vous, vous restez significatif. Nous avons besoin de vous pour offrir le meilleur de vous-même.

 

Cette lettre ouverte est aussi un lien entre vous et nous.

 

Gardez-la, relisez-la de temps en temps. Oui, relisez-la.

 

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http://www.j-salome.com



04/06/2013
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